Nouvelles scénarités

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Jérôme Joy

Note :
GLOSSARY
 

Art dans l'espace public :

Paul ardenne : un art contextuel

http://www.echelleinconnue.net/revuedepresse/paul-ardenne-art-contextuel_2.php

Cycle de conférence art dans l'espace public à la Sorbonne

http://masterpcep.over-blog.com/article-7116491.html


NOUVELLES SCÉNARITÉS (02.2007)

Samuel Bordreuil, Clémentine Maillol

Cadrage amont.

Il s’agit cette année d’approfondir le programme déjà engagé qui lie autour de LOCUS SONUS, les Écoles d’Art d’Aix et de Nice ainsi que le LAMES, laboratoire du CNRS installé à la MMSH d’Aix en Provence.

L’originalité de ce programme de recherche en art tient à ce que s’y mènent de concert, autour des installations de LS, explorations artistiques et investigations sociologiques. Cette collaboration fait tout d’abord fond sur le relevé de proximités dans les problématiques, aussi bien artistiques que sociologiques, qui donnent sens et enjeux aux efforts et avancées des uns et des autres. Nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer deux points en particulier sur lesquels ces problématiques gagnent à dialoguer et à être mises en écho.

— Elles explorent un objet commun, celui des NTIC, et des possibles aussi bien esthétiques que relationnels dont ils sont porteurs.

La série progressive des installations de Locus Sonus explore de fait, pragmatiquement et de proche en proche, certains des possibles dont sont porteuses ces « nouvelles lutheries numériques », et ces explorations se font en échange soutenu – et notamment lors de 2 symposiums organisés à l’automne 2007 à Aix et à l’automne 2008 à Nice – avec une génération d’artistes numériques attentifs à défricher ce même « chantier ».

Le laboratoire sociologique associé, le LAMES travaille ce même objet mais dans des registres plus ouverts, aussi bien économiques (par exemple les télés coopérations) que politiques (autour par exemple de la thématique de l’e-démocratie), que culturels et relationnels.

Le « crédo » que partagent artistes et sociologues, et qui « motive » la collaboration est celui d’un éclairage réciproque dans lequel « l’intelligence des pratiques artistiques numériques» à la fois bénéficie de sa mise en rapport avec d’autres engagements numériques, et à la fois enrichit l’analyse de ces autres engagements.

— Un deuxième objet travaillé de concert, et qui concerne plus particulièrement le programme ici proposé, porte sur les aires de circulation et de déploiement des propositions et engagements artistiques et sur ce que l’usage de ces nouvelles lutheries numériques révèle des nouvelles complexions d’espace – virtuels, réels – dans lesquelles nous évoluons. La thématique de départ de Locus Sonus, « audio en réseau/ audio en espace » indiquait et indique toujours ce centrage du projet sur des questions d’espace et le choix du streaming engage en effet fortement la recherche de ce coté-là.

STREAMING ET ESPACES PUBLICS DES ENGAGEMENTS ARTISTIQUES

'''1) Premiers Arpentages

C’est en tous cas une de nos hypothèses d’entrée qu’une des propriétés des expérimentations de Locus Sonus était celle de travailler et de varier les enceintes (virtuelles, réelles) où se déploient et se déposent les effets esthétiques visés. Elles supposent en effet différentes manières de « convoquer un public », c'est-à-dire différentes manières d’abord de soutirer un auditeur d’un récepteur, puis de lier (ou pas) cet auditeur à d’autres, dessinant ainsi diverses géographies de configurations de public.

Ce travail sur ce qu’on pourrait appeler les « assiettes spatiales » où se font valoir les effets des propositions artistiques se décline – et a été décliné de fait – sur plusieurs axes de variations topologiques.

Ces variations ont été risquées aussi bien dans les conjonctions de sites distants (avec des possibilités de feed-back de site à site) ; (Voir le projet Locus Stream sur le site http://locusonus.org/ )

Qu’éprouvées en sites physiques localisés, et pour autant que les installations/ performances en travaillent la topologie interne : par exemple en faisant flotter la barrière scène/salle (tantôt l’estompant, tantôt l’accusant) (Workshop Nice mai 2007); ou en offrant des bifurcations dans les protocoles implicites qui permettent de mettre en phase de manière diversifiée les attentions auditrices et les engagements des performers (présentation de Locustream Tuner au 3bisF, automne 2007).

Que travaillées également du point de vue de l’inscription des expérimentations dans des parages diversement investis par des publics, ou bien diversement accessibles (tantôt ces expérimentations ont pris place dans le cadre de manifestations publiques englobantes, tantôt elles ont été testées « en coulisse » face à un public restreint, etc…)

On pourrait dire que toutes ces défriches de possibles spatiaux « dramatisent » des instabilités émergentes dans le domaine de la cristallisation de publics, ou bien, ce qui revient au même, dans celui de l’émergence de nouveaux événements publics dont, et l’extension (la portée) et la texture ont pu ainsi être offertes à des variations exploratoires.

En même temps que les sociologues du LAMES documentaient par vidéo ces expérimentations, ils ont procédé plus largement à des observations similaires sur tout un éventail de manifestations d’art numérique (foires interactives, contests de « gamers », suivi d’autres expériences de collectifs de streaming (APO 33), etc…

Ils ont alors pu proposer un premier déblayage de terrains, de nature à profiler à son horizon un objet d’intérêt et pour eux-mêmes et pour les artistes : celui des épreuves que font subir ces dispositifs à la notion instituée de scène artistique.

2) Streaming et scénarité problématique

Une première analyse a été proposée, dépassant le cas de Locus Sonus, ou bien le situant comme un parmi d’autres, qui distingue trois motifs de nature à déstabiliser ces scénarités instituées : on les rappellera rapidement avant de s’attarder sur le deuxième qui concerne plus précisément le streaming et ses effets paradoxaux en termes de construction de publics. On indiquera alors comment c’est à suivre les ancrages des dispositifs de streaming en espace public qu’on peut le mieux travailler la question de ses « portées publiques », justifiant ainsi un des chantiers exploratoires que nous voudrions ouvrir.

On peut distinguer trois modalités différentes pour les arts numériques de mettre à mal l’idée d’une scène associée à leurs déploiements.

- Si, et pour se référer à des développements déjà bien installés dans les cultures musicales contemporaines, les lutheries propres aux musiques électroniques, ne sont pas les premières lutheries nomades, elles ont eu cependant un effet réel de nomadisation des scènes musicales et ont su jouer sur cette extraversion et ce débordement des scènes instituées.

- Plus profondément, les technologies du streaming en étirant au maximum un flux sonore soumis à l’attention synchrone d’un ensemble d’auditeurs, qui n’ont pourtant aucun élément tangible quant au collectif d’attentions qu’ils « incarnent », tendent à décoller la notion d’événement (ce qui arrive à un moment donné) de la notion de « théâtre » (comme on le dit dans l’expression « le théâtre des événements » et pour autant qu’il est difficile d’imaginer un événement qui n’arrive pas quelque part !) A l’horizon de cette esthétique sonore on trouve donc moins un évasement ou une extraversion des scénarités que la possibilité même de leur évidement ou de leur abolition. Sans doute, mais on y revient, cela tient il à un état des attentions suscitées, d’autant plus réel qu’il ne converge vers aucun centre.

- Pourtant ce sont ces mêmes technologies numériques, quoiqu’utilisées différemment, qui sont capables – et à l’inverse — de charger un lieu de plus d’événements que ne l’escomptent ceux qui s’y tiennent.

De fait tous les dispositifs dits interactifs – et qui prolifèrent dans les manifestations type « festival d’art numérique », tirant du coup leurs ambiances résultantes du coté de plateaux d’attractions foraines – et particulièrement ceux de ces dispositifs qui jouent sur les interactions entre corps présents et environnement sensibles à ces présences, saturent des micro espaces d’effets potentiels intensifiés. Or là aussi, et si le lieu reprend de la puissance, c’est à raison même d’une volatilisation ou en tous cas d’une indétermination radicale de la polarisation salle/scène.

Ce qu’accomplissent ces dispositifs, et du fait qu’ils bardent l’environnement de cellules sensibles aux agissements des êtres ainsi « environnés », c’est qu’ils redistribuent la carte de l’agir et du pâtir essentielle à toute scénarité. Le « patient », le public qui reçoit un spectacle ou une offre sensorielle, se trouve pourtant l’agir et le « déranger » du fait même de sa présence ; symétriquement, l’environnement perçu et éprouvé bouge – réagit – se constituant lui-même et pour ainsi dire comme public – pellicule sensible – d’un spectacle qui serait « dans la salle » ; de fait des corps y bougent…

Diversement, donc, et selon des angles d’attaques hétérogènes, les opérativités numériques travaillent les scénarités artistiques. L’intérêt est qu’elles permettent de multiplier les « contrats de performance » dont les pactes (souvent implicites) lient et coordonnent les engagements entre performers et publics. Elles explorent donc différentes manières de « faire public » (ou de construire des publics). Elles offrent ainsi – en tous cas au sociologue — la possibilité de rouvrir un chantier traditionnel, auquel on l’a longtemps confiné, celui de la sociologie des publics de l’art, mais sur des bases radicalement renouvelées : plutôt que de porter l’attention simplement sur les identifiants ou les attributs sociaux de membres de publics déjà constitués, elle s’interroge sur les interactions constitutives qui permettent de « faire public », et elle peut d’autant mieux le faire qu’il s’avère qu’il y a tellement de manières différentes de le faire !

Plus précisément encore, et pour autant que les opérativités numériques problématisent les cadres institués de la scénarité, et pour autant que ces cadres sont essentiels à la définition d’un public comme tel, on peut faire le pari heuristique qu’à suivre ces problématisations pratiques du « faire public », on avancera en direction d’une relève, cette fois théorique, de cette problématisation – si l’on veut, en direction de « ce que faire public veut dire ».

3) Streamer en public : la clinique d’un workshop

C’est donc ce cadre problématique général que nous avons commencé à mettre en œuvre dans notre collaboration, et, sur la base des résultats même de cette première étape, nous voudrions spécifier ce questionnement des portées publiques du dispositif de streaming en le mettant à l’épreuve plus directement de l’espace public, au sens de « lieux publics » (et généralement urbains) du terme.

Dans l’année qui vient de s’écouler Locus Sonus a en effet procédé à quelques excursions « hors les murs » – que ce soit ceux, stables, des lieux institués, ou bien ceux, plus impalpables, qui enclosent des événements éphémères quoique dédiés, du type « rencontres » ou « festivals », ou bien que ce soient enfin ceux propres aux domiciles des membres du réseau – puisque, pour planétaire que soit la circulation des streams c’est bien souvent de lieux personnels (et privés) à d’autres lieux tels que, de micro capteurs à postes de réception migraient les sons.

On peut, pour donner une première idée des lignes selon lesquelles s’organisera notre approche, revenir sur une des trois installations que Locus Sonus a effectuées en espace public, et indiquer les éléments clefs de l’analyse que nous en avons faite – ce qui donnera au passage une idée des modes de fonctionnement de notre « collectif hybride ».

« Tuning the Now » : Retour sur expérience.

Cette installation, répondant au nom de code de « Tuning the Now », est montée dans le cadre d’un Workshop, ce qui dit bien son statut expérimental.

Il s’agit, via le net, de faire circuler en boucle un flux sonore qui s’enrichit – en quelque sorte en cascade – de passer par quatre lieux différents dans lesquels le flux entrant est travaillé/ trafiqué par l’adjonction d’effets sonores émanant de sources locales. Deux de ces lieux sont des lieux « réservés » (domicile, salle de l’école d’Art), et deux autres sont publics (un camion studio garé sur une artère fréquentée, ainsi que la salle d’un bar de la ville).

La continuité du flux qui circule en boucle appelle alors et/ou accueille des interventions locales qui le modulent et le métamorphosent. Le concept rémanent est bien celui de faire en sorte que le flux avale et avalise ces greffes, de manière à y enregistrer les traces sonores de ces lieux de passage et pour mieux les colporter plus loin.

Mais il se trouve que ce « concept » se matérialise pour une part en s’adossant à des canaux techniques qui ne « lui » appartiennent pas en propre, et qu’il emprunte donc parce qu’il les trouve là, et pour dire les choses au plus neutre. Et cet emprunt aux ressources du lieu va exposer les artistes à une difficulté et une complication inattendue.

Cet emprunt est d’abord celui des connexions au net via des aires locales sous Wi Fi ; mais surtout il s’incarne dans la mise à disposition gracieuse de l’équipement de sonorisation du bar hôte par les gérants de ce bar : une manière sans doute pour ceux ci de cérémonie d’accueil minimale, marquant qu’ils parrainent bien volontiers l’expérimentation artistique.

a)

Or voilà, ce canal obligeamment prêté qui va d’un ampli à des hauts parleurs est, d’un coté un bien privé (à usage – cessible — du personnel du café), et de l’autre un bien public au sens où, à l’image de l’établissement dans lequel il prend place — un « établissement à vocation publique » —, il est à destination d’un public. De fait durant les préparatifs de l’installation il est bien en état de marche, diffusant en continu un flux d’ambiance de type « muzak ».

La conséquence inattendue qui s’en suit est que l’offre sonore du flux propre à l’installation s’inscrit ici non comme une simple adjonction positive, un en plus, une concrétion sonore s’enlevant sur un fond relativement intact, mais qu’elle vaut d’abord – et en tous cas tout autant – comme soustraction, retrait d’une sonorité préalable. Et comme cette sonorité est destinée à une audience présente, la retirer c’est alors la lui retirer.

On comprend alors que pour faire fluer le stream vers son aval – le poste suivant de la boucle— il faille d’abord obtenir l’aval des destinataires quant au retrait de la source sur laquelle il se trouve qu’ils sont présentement branchés. Faire avancer le flux c’est alors se soucier de recueillir un agrément, ce n’est pas une simple affaire technique, c’est affaire de négociation visant à ce que le public présent coopte l’opération.

La vidéo réalisée par les sociologues est ici très précieuse. Elle fait saillir la différence d’attitude entre les deux membres du tandem « locus sonien » aux manettes. Si pour Reynaldo, l’intervenant qui est chargé de recueillir le flux sortant de la scène et de le faire passer plus loin (enrichi qu’il est de son passage par le café) la tâche est facile – il est « cool » et sans doute parce qu’« il est ailleurs » au sens où, les effets de ses interventions se produisant plus loin, il n’a pas à en répondre sur la scène même —, par contre pour l’intervenante, Sarah, chargée d’apporter depuis l’amont le stream et de l’épandre dans l’espace du café, la situation s’avère beaucoup plus délicate. Elle se retourne à plusieurs reprises vers ses comparses, hésitant, tergiversant, demandant des conseils, cherchant des appuis, réclamant qu’on fasse en sorte que le son qu’elle a la tâche de faire entrer dans les lieux (et qu’elle perçoit pour ainsi dire en aparté dans ses écouteurs) soit modulé pour que sa percée locale se fasse sans douleur : « la voix, dit elle, il faudrait plus de voix ».

b)

En même temps, l’observation vidéo de la situation montre bien que la « muzak » dont il faut couper le robinet pour faire passer le stream, n’est pas du genre à absorber l’attention des présents : les tablées qui remplissent le bar sont tout affairées d’elles mêmes et ceux qui les peuplent tout à leurs conversations, cantonnant ainsi le débit musical à sa stricte fonction de pourvoyeur d’ambiance.

Cela donc cela qu’il faudrait interrompre, et peut être par une sorte d’équivalent musical de « fondu enchaîné ». Sarah, il lui faudrait une voix, la mélopée d’une voix, peut être pour la qualité de son débit : étale lui aussi.

Sarah hésite, reporte, sursoit.

Mais d’autant plus sans doute que cette fonction d’ambiance, et le type d’attention distraite – de sourdine d’attention – qui lui sied, à la fois laisse la porte relativement ouverte pour une modification sonore, celle d’un influx progressif et subreptice de stream, et à la fois tend à qualifier cet import comme une autre modalité d’ambiance – de bruit de fond. De deux choses l’une, en effet: soit le stream se glisse, non relevé, dans cette fonction d’ambiance, une sorte de son inodore et incolore, auquel le caractère artiste de l’installation se résout sans doute mal, soit l’effraction est relevée, mais cela se craint, comme infraction et rupture incongrue .

Comment faire événement sonore avec une offre de type « bruit de fond » ? C’est alors cette aporie qui traverse le corps de Sarah, résultant dans la gaucherie, visible, observable qui imprègne le moindre de ses gestes.

4) Lignes critiques et programmatiques d’explorations à venir

Pourquoi maintenant s’arrêter sur cette micro hésitation, ce temps de flottement.

D’abord parce que, pris par leur tâches, les « streamers » ont pour contrainte de s’y arrêter le moins possible. « The stream must go on”, and further, si possible. En outre l’attention coopérative porte sur l’économie générale de l’installation “Tuning the Now” : si Sarah est le « maillon faible » de la chaîne il n’est donc guère question de s’arrêter là dessus et d’ouvrir un chantier réflexif sur le pourquoi du comment. On remettrait cela à plus tard.

Du coup, le suivi sociologique en temps réel prend toute sa valeur : plus tard (par exemple au moment d’écrire ces lignes…) on n’aurait rien comme données pour y revenir. Et le souci réflexif aurait peu de points d’appuis pour se faire valoir.

Ce qui ne revient pas à dire que la composante sociologique de l’équipe truste les capacités réflexives du collectif, mais plus justement qu’elle vient les équiper, et leur donner quelques moyens pour aller aussi loin que ce dont elle est capable. Or, cette réflexivité collective est cruciale dans l’expérience Locus Sonus, au sens où c’est elle qui garantit la teneur en « recherche et expérimentation » du dispositif.

Sur quoi en l’occurrence ouvre cette réflexivité, enclenchée pragmatiquement par la découverte de points de butée de l’expérience ? Sur deux lignes critiques de questionnement qui permettent de reformuler la difficulté rencontrée autrement qu’en termes de « maillon faible » : bien plutôt en termes de surdétermination de charges, ou de pluralité de contraintes de chaîne.

Dans cette embardée de l’installation dans l’espace public on peut du moins proposer que deux visées entrent en ligne de compte et qui, l’une et l’autre « ne manquent pas d’allure », quoiqu’elles entrent en tension entre elles. Ou bien, on peut recadrer l’oscillation, le micro flottement repéré, comme plaçant l’expérience au seuil de deux lignes de variations sur lesquelles faire éventuellement glisser le dispositif et en éprouver les effets.

a)

Une première ligne de variations dégagée est celle de la teneur de « co production » praticable dans le montage des streams. Si, par exemple, à l’horizon du streaming quelque chose se joue qui est de l’ordre d’un « faire sonner les villes dans les villes », les lieux de ville dans d’autre lieux de ville, alors faire entrer les citadins eux-mêmes dans cette fabrique sonore fait particulièrement sens – en tous cas « résonne » par rapport à la visée initiale.

Dans l’expérience relatée, cette implication n’était pas visée ; mais dès lors qu’elle se produit qu’en faire ? Ou encore : comment la convertir de contrainte à gérer en ressource esthétique à faire prospérer ? En écho à d’autres expérimentations (Atau Tanaka) faisant entrer dans leurs « orchestres numériques » les téléphones portables des citadins, une plage d’expérimentations s’ouvre, de nature à appareiller plus étroitement sons de la ville et sensibilités sonores des citadins.

b)

Une deuxième ligne de variations s’ouvre également, laquelle déploie la tension existante entre objet sonore et sons ambiants.

Ceci amène à revenir sur le point évoqué ci-dessus, concernant l’esthétique du streaming et les épreuves qu’elle impose à l’intuition d’une scénarité musicale.

Une chose est – comme on l’a fait – de raisonner en termes d’étirement spatial, mais cela ne suffit pas. Ou bien, certes on peut décrire l’expérience en termes de démultiplication des « salles d’audience » qui suivent à distance ce qui provient d’une même scène d’origine. Une retransmission en (quasi) direct arrivant en de multiples lieux. Sauf qu’il y a une composante implicite dans la pratique du streaming qui déjoue ce modèle du rayonnement à partir d’un point central. Et plutôt deux fois qu’une.

D’une part les sons qui coulent ne font pas circuler la capture d’un objet sonore source, mais visent plutôt à véhiculer des « étendues sonores » – ou en tous cas des sons qui emportent ou importent avec eux le sens de leur étalement. En ce sens leur effet est de placement de l’auditeur dans un environnement sonore. D’autre part ces sons fluent, c'est-à-dire qu’ils ne cessent d’arriver, et ici comme là bas. Ainsi, ici comme là bas, le récepteur est-il placé, et pour ainsi dire, sur la rive même du présent, où sans cesse ce qui vient de venir est chassé par d’autres arrivages.

Espace ouvert et temps ouvert (« ouvert » comme le micro l’est, à l’entour et au sens où on ne le ferme pas) définissent donc les coordonnées de plongement de ceux qui se laissent balayer par le streaming sonore. Et que des « paysages sonores partagés » en émergent ou pas, reste ce sens d’une contemporanéité (« Tuning the Now »), sous tiré à raison même du sens contrariant et tout aussi consistant de l’écart spatial. Si bien que la notion même de retransmission s’abolit pour autant qu’elle repose sur l’intuition d’une séparation des lieux que le dispositif (en tous cas idéalement) est aimanté à résorber et miner.

On parlerait alors de « trafic d’ambiances », mais moins comme de circulation de denrées, que de contamination dans les sens d’être placés, immergés dans des emplacements et ceci par superposition de nappes.

On revient à l’hésitation de Sarah : oui, juste une ambiance, rien que cela – il n’y aurait pas de honte –, à disposition non d’une écoute aigue, mais offerte à des sourdines d’attention, parce qu’on est en ville, et que la vie continue. En tout état de cause il y a là un axe d’étirement possible sur lequel faire varier les expérimentations de streaming : les produisant, les faisant saillir comme « événements sonores », ou a contrario les estompant dans des modulations discrètes de bruit de fond.

Travaillant la composante sonore de nos mobiliers urbains ? Il n’y aurait pas de honte.

5) Amplifications problématiques de ces questionnements

On indiquera enfin que ces questionnements peuvent être recadrés comme, ou bien affiliés à, des problématiques de référence en quelque sorte plus grandes qu’eux ; plus amples en tout cas, et qui leur donnent ainsi leur prix – fixant, pour faire formule, le montant de leurs enjeux.

Et cela peut se décliner dans les deux registres des problématiques artistiques et des problématiques sociologiques – lesquelles ne se confondent pas mais pourtant se relancent les unes les autres. (Donnant, cette fois-ci tout son prix à la collaboration – au « collaboratoire » Locus Sonus).

Après Cage

Une chose est de qualifier le streaming comme un dispositif technique, rendu possible par les technologies numériques et de déduire de cette technicité des effets esthétiques déterminables. Mais une autre est de le situer dans un autre ordre de places, et de l’inscrire dans l’histoire de la musique contemporaine. Dés lors qu’on le fait – et parce que c’est aussi là que se placent les streamers en tant qu’ils sont musiciens – les opérabilités du dispositif prennent sens au regard de ce qu’elles permettent d’accomplir, de déplacer par rapport à ce « chantier en cours » qu’est la musique contemporaine. De ce point de vue, et en étant ici schématique, le développement du streaming se situe dans ce moment « post cagien » » de sortie de la salle de concert et de mise à l’écoute de « la musique du monde » ; ce moment où l’on sort dehors, pratiquant par exemple les « soundwalks », ces marches de et dans le son : le monde « vous entendez comme il sonne ? » Le streaming rend possible la restitution de cette musicalité : il l’honore, mais tant et si bien qu’il vient trafiquer cette ascèse initiale, et pour autant qu’il peut faire composition de ces manières dont, ici, là et puis là aussi « il », le monde, sonne. Com-position au sens fort : en frottant localement ces bruire buissonnant. Ou bien, et pour repartir du soundwalk : on veut bien donner son aise à cette ascèse, mais le cercle de l’écoute, s’il s’ouvre sur le monde ne s’en referme pas moins sur son écoute (recomposant, quoique sur un mode évanescent, une « salle de concert – fût-ce un concert de « bons entendeurs qui se saluent »). Il n’émet plus.

Imaginez par exemple que le monde se mette à l’écoute de sa musique ? Mais, pour une bonne part, il cesserait de bruire.

Voilà : le streaming à la fois fait entendre du « déjà-là », mais en le déplaçant de « là » à « ici », il déplace—mais au sens de déranger — les sons de l’ici. Selon où on en dispose la course il vient se mêler à d’autres cours sonores, rapportant son « ambiant » à d’autres « ambiants ». D’une part, la question de ce rapport, on ne peut la tenir de coté à partir du moment où l’on risque ce dispositif au grand air de la ville. Et d’autre part c’est là qu’on se tient, après Cage, et pas quitte pour autant de devoir avancer.

« Probing the Public Space »

Du côté de la sociologie maintenant, et d’une affiliation des questionnements de terrain à des problématiques plus amples : en engageant les dispositifs de streaming au grand air de l’espace public, l’expérimentation prend place dans une famille en pleine voie d’élargissement, et se rassemblant à l’enseigne du « probing the public space ». Cet autre chantier en cours doit sans doute beaucoup au numérique, qui d’un coté multiplie les sondes et capteurs discrets dont il parsème les environnements naturels de la vie sociale, et de l’autre offre des plateformes collaboratives de partage des données ainsi recueillies entre nouveaux « herboristes urbains » (Voir par exemple le site « Urban tapestries » et les annotations sur cartes partagées). D’un mot, et pour situer l’originalité de notre entrée sociologique sur ce champ là : ce serait en tous cas notre philosophie – et de travailler au contact de Locus Sonus – que de considérer que c’est en se mettant (publiquement) à l’épreuve de l’espace public – non pas comme enregistreurs discrets, preneurs de sons et de pouls, éprouvettes d’humeurs psycho – mais d’y paraître publiquement, du moins d’accompagner ceux qui y paraissent publiquement, qu’on se donnera chance de rendre probantes les analyses d’espace public.


ESPACES SOCIAUX ET ESPACES PUBLICS À L’EPREUVE DU NUMERIQUE (2004)

(LES PISTES DE RECHERCHE DU LAMES SUR LA QUESTION DU NUMERIQUE)

Samuel Bordreuil

On indiquera tout d’abord que les chercheurs du laboratoire qui abordent l’analyse des usages du numérique et de leurs impacts sur la vie sociale, le font sur la lancée de travaux antérieurs, lesquels portaient largement sur les aspects spatiaux, et notamment urbains, de cette “vie sociale”. C’est d’ailleurs une commande d’enquête et de revue de la littérature sur les impacts spatiaux du développement des NTIC qui leur a fourni la première occasion de monter sur ce créneau-là.

Cette première phase de travail, qui a donné lieu à un séminaire courant sur deux ans, nous a conduits tout d’abord à déplacer la problématique sur laquelle nous étions convoqués (laquelle était toute tendue vers l’horizon funeste d’une évasion des relations réelles dans les gouffres sans fond du monde virtuel), mais ensuite à mieux spécifier un angle mort dans les recherches sur les usages du numérique, à charge alors pour l’équipe de proposer des constructions d’objets scientifiques et des modalités d’enquête de nature à investir ce terrain relativement délaissé.

Un angle insuffisamment couvert dans l’analyse des NTIC : leurs portées publiques.

En substance, il nous a semblé que “l’alerte sociologique” face aux défis d’intelligence que représente la “révolution numérique” avait volontiers cristallisé les attentions autour de deux thématiques se développant à bonne distance l’une de l’autre : d’un côté celle des nouvelles puissances qu’offrent les NTIC dans l’accès à — aussi bien que dans le traitement de — l’information, mais de l’autre celle de l’ouverture de sociabilités virtuelles, venant en quelque sorte doubler (et possiblement tarir) les cercles hérités de nos sociabilités réelles. En d’autres termes, dans un cas les NTIC apparaissaient comme ce qu’il y a de plus réel dans la réalité qui vient, au sens où c’est ce sur quoi les acteurs se doivent d’avoir une prise stratégique ; dans l’autre prévalait au contraire le thème de doubles plus ou moins évanescents qui éloignent du monde réel.

Convient-il cependant, à l’égard de ces possibles, de jouer la carte, sérieuse, de la relativisation et de la dédramatisation ? Sans doute. Sauf que la première thématique a pour elle de revêtir une pertinence cruciale si l’on veut bien admettre que les mots de “société de l’information” ne soient pas totalement dépourvus de fondement. Dans ce cadre là, notamment, le concept de “fracture numérique” prend tout son sens et l’enjeu qu’il y a à en documenter les formes concrètes également. En outre, à ce thème de l’accès inégal à des ressources informationnelles cruciales, on peut bien ajouter celui, encore plus inquiétant, de l’émergence de nouveaux possibles en matière de dissymétrie dans ces accès, et autour de la question du contrôle des informations à caractère personnel (voir par exemple le développement d’outils dits “biométriques”). Et sauf – et en ce qui concerne la seconde – qu’on ne peut nier que, par exemple sur le “marché des rencontres personnelles”, le passage par le Web a considérablement renouvelé la donne relationnelle .

Reste que, dans l’entre-deux de ces types d’approche, il y a tout un aspect des pratiques du Web qui passe à la trappe et qui a trait à sa dimension publique ou, en d’autres termes, qui nécessite qu’on l’aborde comme un média (et certes énigmatique).

Un aspect transversal, donc, qui est tel qu’autant qu’outil de connaissance (de capture d’informations) le Web fonctionne comme outil pour se faire connaître (support de publications) ; et qui est tel aussi que, s’il ouvre des possibles relationnels, il ne les confine pas forcément dans l’espace des « chats », mais les déploie tout aussi bien dans des enceintes à accès et exposition publics (forums, commentaires de blogs etc.).

Au centre de notre chantier on a donc placé l’analyse des impacts des NTIC sur la dimension publique de la vie sociale.

Et on a ventilé, au moins par provision, nos explorations dans deux sous domaines d’intérêt. Celui de ce sur quoi se portent les attentions publiques collectives (l’impact des nouveaux médias numériques dans le paysage médiatique hérité de nos sociétés qui tramait jusque là ces attentions).

Celui, qui nous ancrera plus dans l’espace, de l’émergence de nouvelles scènes publiques qui exploitent les ductilités signifiantes qu’apportent les nouvelles « lutheries » numériques.

NTIC et construction sociale des attentions publiques.

On mentionnera tout d’abord – et au titre de ce qui nous a poussés à ouvrir cette perspective – le fait que l’inscription des NTIC dans le paysage médiatique hérité :

  • d’une part, produit des turbulences tout à fait observables, lesquelles valent en outre promesse de recompositions progressives qu’il importera de suivre, au moins sur le moyen terme (par exemple redéfinition des politiques éditoriales des grands médias, ajustement des stratégies de communication des organisations politiques, essor et structuration de la « blogosphère », émergence de nouveaux collectifs d’énonciation public) ;
  • d’autre part, que ce nouveau médium – et du fait de son substrat numérique — est tel qu’il offre des possibilités de recueil empirique de ces évolutions particulièrement fines et approfondies (archivage praticable, travail ciblé sur des enchaînements énonciatifs, cartographie des réseaux d’associations entre collectifs d’énonciations – sites, blogs).

Mais, outre ce sens rassurant qu’il y a pour le sociologue de ne pas douter qu’il y a “du grain à moudre” en termes d’enquêtes, il faut indiquer la portée théorique sous jacente à ce travail d’enquête : la question théorique plus générale qu’il permet, pour ainsi dire, d’honorer est celle de l’importance de la composante public dans la construction des liens qui font société ; ou bien du rôle que joue la liaison d’attentions publiques dans l’étayage du lien social entre acteurs. Cette perspective peut, d’une part se recommander des intuitions profondes de Gabriel Tarde (in “l’Opinion et la foule”) qui a su le premier pointer comment la lecture de médias de masse (bien que ce ne fût pas son langage) suscitait le sens d’une appartenance à une “communauté virtuelle” (et pour reprendre ici ses termes) ; mais d’autre part, et de manière plus aboutie, elle doit se recommander aussi des travaux de Benedict Anderson , lesquels ont mis en évidence la “composante public” (de journaux, de romans…) dans la solidification du sentiment national (et la détermination foncière des communautés nationales comme “communautés imaginées”).

Si tel est le paradigme qui commande l’exploration de notre domaine, on conçoit alors la pertinence théorique qu’on peut conférer à l’étude du Web et pour autant que, s’il va bien dans le sens d’un accès universel aux messages qui y transitent, il le fait en ouvrant d’autres registres que celui de la massification de ses publics. Il ouvre ainsi possiblement à une fragmentation de ceux-ci dessinant en filigrane d’autres substrats d’implications sociétales. Et si l’on ne peut conclure mécaniquement de cette fragmentation des audiences à une fragmentation sociétale (pour reprendre une des craintes que les travaux de Dominique Wolton exprimaient, concernant les métamorphoses du média télévisuel), il reste qu’on peut au moins faire l’hypothèse que le caractère « hétérotopique » de ce médium, non moins que sa capacité à héberger et à favoriser l’éclosion de nouveaux collectifs d’énonciation, devraient “travailler” les sens de rattachement aux ensembles sociétaux englobant.

NTIC, environnements sensibles et nouvelles scénarités publiques.

Si personne ne sous-estime l’impact des NTIC du point de vue des possibles qu’elles ont ouvert en matière de liens délocalisés et émancipés de la dimension spatiale (que ce soit dans le registre des communications interpersonnelles virtuelles, aussi bien que dans celui des assemblages productifs à distance et en temps réel qui, comme on sait, offrent à la mondialisation un substrat technique qui manquait aux “économies monde” de type impérial ), il reste qu’on gagne à en étudier les effets dans ce registre complémentaire qu’est celui de la proximité ou bien des environnements immédiats.

Or, on retrouvera dans ce registre-là, les mêmes caractéristiques d’expérimentations en cours auxquelles on avait affaire dans le domaine évoqué précédemment de la “forge des attentions publiques”. En effet, que ce soit du côté du développement des environnements intelligents aussi bien que de celui d’expériences artistiques récentes, les propriétés d’interactivité du numérique se retrouvent mobilisées dans des montages pratiques qui ont en commun de rendre des environnements matériels réactifs à des présences humaines : et ceci aussi bien pour moduler ces environnements de manière à ce qu’ils puissent héberger plus efficacement des activités en cours , que pour ajuster des offres publicitaires à la présence cursive de cibles visées, que pour élargir enfin la veine artistique des “installations” en permettant de porter l’accent esthétique moins sur des objets installés que sur les cadres ambiants dans lesquels évoluent les publics de ces installations .

On peut ainsi postuler que l’écologie même des rassemblements publics, et les cadres pratiques qui les soutiennent vont se trouver affectés par cette capacité des NTIC d’exporter de l’espace du réseau des flux signifiants pour mieux leur permettre de tramer et d’infuser des environnements réels, et ceci à toutes fins pratiques ou esthétiques.

Cette piste-là, nous avons commencé à la défricher empiriquement dans le cadre d’un programme de collaboration (dit « LOCUS SONUS ») avec l’École Nationale Supérieure d’Art de la Villa d’Arson (Nice) et l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence.

Ce programme centré autour du suivi d’un dispositif particulier de création sonore qui expérimente les possibles des technologies dites de « streaming », vise entre autres choses à explorer pratiquement et théoriquement les couplages et articulations possibles entre « sons en réseau » et sons en « site propre ». À travailler en l’occurrence (et encore une fois en pratique et en théorie) les possibles instrumentaux en matière de « paysages sonores partagés », et les types de rassemblements et de scènes publiques qu’ils sont susceptibles d’engendrer.

Mais on lui donnera toute sa portée si on le situe en référence à deux domaines d’exploration connexes sur lesquels nous collaborerons avec d’autres équipes de chercheurs. D’un coté celui d’une approche plus ethnographique des usages de NTIC tels les téléphones portables et les diverses sortes de « baladeurs » qui attestent des compétences ordinaires des acteurs à jongler (déjà !) entre réseau et site propre dans le cours même de leurs activités (un axe de recherche particulièrement bien développé à l’ENST autour de Christian Licoppe). De l’autre une approche que nous avions déjà esquissée dans le programme « Ville Ecran », sur le thème des cadres sensoriels de la vie urbaine, et sur laquelle nous recroisons les travaux du CRESSON (JF Augoyard et JP Thibaud) autour de la notion de « paysage sonore ».

Pour résumer, l’axe d’investigation ouvert prend bien pour objet les « portées publiques des usages du numérique » dans les deux sens que nous avons dit : aussi bien celui de la construction de publics attentifs à des horizons problématiques communs, que celui de l’émergence d’écologies qui renouvellent les manières « d’être en public ». Pour honorer cette ambition, la stratégie déployée est double. D’une part monnayer cette problématique, comme nous avons commencé de le faire, dans des investigations empiriques ; d’autre part mettre sur pied un séminaire théorique explicitement consacré à cette question des rapports entre « vie publique et NTIC ».

On ajoutera enfin qu’un des objectifs de ce séminaire – et au rebours de la séparation entre virtuel et réel – sera au contraire de s’ouvrir à la documentation des formes d’intrication entre engagements réels et usages et/ou passages par les nouvelles « lutheries » de communication numérique.

Pour honorer cette perspective d’ensemble, nous l’avons évoqué, le laboratoire n’est pas sans atouts. D’abord pour les travaux qu’y mènent certains de ses chercheurs (ainsi que des encadrements de Thèses de doctorants ), mais aussi pour les réseaux que ces premières avancées ont permis de constituer , lesquels se traduisent déjà par des conventions d’échanges avec d’autres partenaires institutionnels. Là aussi, le laboratoire a su trouver des points d’appuis et institutionnels et scientifiques dans notre aire régionale, qui nous conduisent à penser qu’il devrait jouer un rôle central dans l’exploration de cette nouvelle thématique.


TERRITOIRES / TOPIES ET PRATIQUES NUMÉRIQUES / PRATIQUES SOCIALES (2004/..)

Samuel Bordreuil

Par l’expérimentation artistique et la généralisation de l’Internet, les technologies numériques interrogent régulièrement le rapport de l’individu à la société. En tant que support permettant le développement de nouveaux horizons de production, de communication, de création et d’action, elles posent aussi la question de leur inscription territoriale. Dès lors, comment les technologies numériques abordent la relation de ces trois notions: individu, société et territoire?

Tout en menant l’exercice de pointer des effets de “clôture”, et en esquissant vers quelques pistes pour excéder ces “clôtures”, nous voyons que nous avons d’une part, un terme qui flêche sur l’espace (territoire), et un autre qui, en principe ne prend guère de place, les technologies numériques, qui de leur côté, soit qu’on les définit par leurs effets générateurs de langages expressifs, soit qu’on les situe du côté d’un métalangage qui permet la conversion, la traduction, la “transduction”, la circulation, etc.

Pourquoi ne pas dire “espaces numériques”, ou encore “paysages numériques”, comme on parle de “paysage audiovisuel”, ou encore, “d’arenes numériques”? Ou bien de “plate-formes numériques”, de “scènes numériques”, ou pourquoi pas de “galaxies numériques”, “d’archipels numériques”, ou encore de “sphères numériques”, de “régions numériques”, ou finalement, au plus neutre, “d’aires numériques”?

Ces vocables de substitution font entendre la connotation spécifique qui s’implique dans le mot territoire, et qui a à voir avec des notions d’emprises, et donc de pouvoir, de “régie”, de capacité à régir, si l’on veut, sur une “région”. On peut décliner la pertinence qu’il y a à s’interroger sur le numérique comme pouvant faire territoire, de deux manières: une manière interne et une manière externe.

Une manière interne: “l’aire du numérique”, c’est-à-dire la sphère des activités qui impliquent un usage des outils numériques peut être le réceptacle de processus territorialisants pour autant que des acteurs, individuels ou cllectifs, se mettent en position d’en maîtriser les ressorts: de se les approprier, en l’occurrence de “faire leurs” ses codes constitutifs, de manière à pouvoir y évoluer “proprement”. C’est-à-dire tout autant “correctement” et “en propre”. Ensuite ces maîtrises expertes peuvent se ventiler en prétentions de maîtrise dans un champ concurrentiel d’usages.

Une autre manière de donner sens à - ou de faire saillir le sens qui se trouve implicitement dans - la notion de “territoire du numérique”, est une manière externe: l’aire des usages du numérique est susceptible de faire emprise sur d’autres aires d’usages, avec les connotations d’envahissement, de confiscation de prérogatives, de dessaisie des compétences qui vont avec: “le teritoire du numérique vs d’autres territoires”.

Prise au sérieux, elle pose des problèmes: de quels autres territoires parle-t-on? Du territoire de l’analogique? Cela pourrait faire sens et aurait l’avantage d’être précis, mais nous voyons bien que ce serait un sens très limité: la conquête des chasses gardées de l’analogique par les percées du numérique? Il y va de l’emprise croissante, de la “morsure” des territoires électroniques sur nos territoires sociaux.

L’usage des technologies numériques, avant que de faire effet sur des territoires, fait plus immédiatement effet sur quelque chose qui n’est pas territorial, et qui est la sphère de production et de circulation des signes, laquelle sphère a pourtant bien sa géographie, peuplée de diverses entités, humaines et non humaines. Des aires, des zones ou bien des “coursives de publication”, de “porter à la connaissance” ou à la portée d’un “public”, d’une audience, d’une communauté réceptrice. Au rayon des engagements artistiques, il semble que les ressources qu’on dira “a topiques” des nouvelles expressions sont moins recherchées comme un but en soi (s’installer dans des territoires de rechange), mais se travaillent sans arrêt du point de vue de leurs connexions avec d’autres topies, plus ancrées, et sans doute pour les déstabiliser.


NOUVELLES SCÈNES (2005/...)

Clémentine Maillol

Ma recherche de thèse a pour thème "les usages artistes des NTIC en région PACA". Je m'intéresse plus particulièrement aux « portées publiques » de ces usages.

En prenant appui sur les recherches menées au sein du LAMES sur ces terrains parallèles, nous proposons, de manière hypothétique, de distinguer trois types de combinaisons entre sphères publiques artistiques « off line » et nouvelles sphères publiques « on line ».

  • 1/ Un premier mode de rapport dans lequel le Web offre un espace publicitaire à distance des scènes d’événements publics (off line), sur lesquelles il apporte des informations et flèche l’attention.
  • 2/ Un second mode le Web est investi comme scène de performance.
  • 3/ Un troisième mode où les technologies du numérique s’encochent dans des aires de performance (en cultivant notamment le potentiel interactif du multimédia) et initient de nouvelles pratiques, ou une nouvelle culture des événements artistiques.
  • 4/ Un quatrième mode enfin dans lequel la sphère publique « on line » peut héberger un minimum de collaborations en matière de pratiques artistiques, de manière à initier des partenariats qui se monnayeront en « site réel ». La ligne d’investigation est ici celle de la compréhension de ce que ce nouvel environnement en termes de réseaux techniques est capable de féconder en termes d’ancrage de et dans des réseaux sociaux.

Après une première année de terrain je constate que j'ai privilégié le 3ème mode de ma typologie de départ sur les rapports entre "publicité off line" et "publicité on line" ( cf. Projet de thèse pour la Région). Il s'agit de l'axe de recherche : « les technologies numériques s'encryptent dans les scènes de performance "off line" (en cultivant notamment le potentiel interactif du multimédia), et initient de nouvelles pratiques, ou une nouvelle culture des événements artistiques ».

C'est l'axe sur lequel j'ai recueilli le plus de données (essentiellement par observation vidéo sur les terrains cités précédemment). Des données sur les dispositifs de performances / scénographies / contextes et situations / réception du public / actions de médiation culturelle multimédia / interactions et interactivités / paroles d'artistes, d'organisateurs d'événements, de médiateurs / rencontres publiques organisées autour des oeuvres, et des artistes / etc .....

( Sur les 4 axes de départ de ma recherche c'est d'ailleurs certainement ce 3ème axe qui rejoint le plus Locus Sonus.)

Si l’on étudie l’usage des TIC du point de vue de leurs « portées publiques » on gagne alors à analyser ces portées dans des domaines d’activité sociale qui génèrent déjà des sphères de publicité — qu’on appellera alors « off line ». D’une part on se tient à distance des généralisations qui créditent ces nouveaux outils de pouvoirs illimités, d’autre part on se dote de terrains (des aires publiques préexistantes) dans lesquels on peut mesurer l’impact publicitaire attenant au « numérique » quant à la manière dont les scènes initiales de publicité sont collectivement investies.

Si dans un premier le questionnement portait sur : publicité « on line », publicité « off line », et leurs rapports, après une année de terrain, le questionnement se déplace autour de l'objet : "publicité numérique", "publicité non numérique", et leurs rapports, en prenant soin d'introduire une distinction entre :

  • publicité numérique à distance (dispositifs de performance combinant scène de performance "off line" et "on line")
  • publicité numérique du traficage technique de la proximité (dispositifs de performance "off line" où les technologies numériques viennent s'encocher, mais sans qu'aucun dispositif "on line" entre en scène).

Nous formulons l' hypothèse selon laquelle à partir de l'observation de ce que l'influx du numérique fait bouger dans des scènes de performances initiales, et l'analyse qui en découle des rapports entre "publicité numérique" et/ou "publicité non numérique", nous mettrons à jour des formes originales de phasages entre public artistique, public médiatique, et public politique, qui travaillent in fine la notion de "public", d'espace public....

Dans ces exemples il y a une tension entre :

  • dispositif isolant caractéristique du public littéraire. Le contrat de performance réside dans l'extraction de l'individu de l'ensemble du public. Utilisation de casque, de capteurs sur la personne...Cela rappelle la position du public seul face à son écran d'ordinateur, ou face à son livre. Quand on lit un livre on le fait seul. Qd on navigue sur le web en général c'est seul. La navigation est faite pour être personnelle, si on est avec qq'un qui zappe d'une page Web à l'autre, et qu'on ne sait pas qd ça va changer de contenu, pourquoi, qu'on a pas le temps comprendre .... C'est énervant car c'est « insupportable d'un point de vu cognitif ». Hypothèse : peut-être que si certains dispositifs interactifs passent par l'isolemment c'est aussi parce que trop d'interaction sature l'interaction, et que c'est insupportable d'un point de vu cognitif.
  • dispositif absorbant caractéristique du public de spectacle classique ( le cinéma, le théâtre) : le contrat de performance réside dans l'absortion de l'individu par le public, il doit s'y fondre ( l'individu doit s'effacer pour ne pas géner l'ensemble du public : au cinéma on ne parle pas pour ne pas géner les autres...On n' enlève pas ses chaussures dans la salle). On est dans un cadre public, de copérence, et pas seul.

Avec les encoches du numérique dans des scènes de performance artistique, on se trouve face à des formes hybrides, où se combinent par exemple des élémnets du contrat de performance du public spectacle, et public littérature.

On a pensé que nombre d'événements publics "arts numériques" empruntaient aux grammaires de la "foire", de la "fête forraine".

Pourquoi a-t-on pensé à la figure de la Foire ? Hypothèse : parce qu'avec la forme de la foire, on est dans l'hybridation entre le régime de la contemplation et de l'action. Alors que d'habitude dans le spectacle "classique" on est dans une forme de contemplation.

Toutes ces remarques nous poussent à réfléchir d'un point de vu interactionnel à ces régimes mixtes, ces hybridations, qui travaillent la notion de public, en repérant pour cela les diverses formes de régimes d'enagement présents dans la situation, et en décrivant comment le public passe de l'un à l'autre de ces régimes.

Au fil de nos recherches et expérimentations il nous ait donc apparu que la question des rapports entre les formes d’agencement des dispositifs de performance, et les espaces dans lesquels ces formes prennent place était un point d’entrée pertinent, et pourtant souvent négligé, dans les recherches ayant pour objet les rapports entre l’art et le politique.

C’est pourquoi aujourd’hui, armés d’un bagage théorique et analytique plus conséquent en la matière, mais aussi grâce à la richesse des matériaux collectés sur le terrain, nous sommes en mesure de mettre en avant tout l’intérêt qu’il y aurait, selon nous, à développer une nouvelle recherche, que nous voudrions mener dans le cadre d’une coopération avec le Laboratoire Locus Sonus, et qui se déclinerait autour des axes problématiques suivants :

  • Comment ces dispositifs de performance prennent-ils place dans l’espace, et comment sont-ils alors susceptibles de le transformer ?
  • En quoi l’espace importe-t-il pour comprendre le développement de cette scène, et les diverses formes de ses dipositif de performance ?
  • Comment des collectifs de jeunes artistes-activistes coopèrent pour faire émerger des pratiques artistiques liées aux nouvelles technologies, ouvrant tout un territoire de recherches et d’innovations, permettant à une future doctorante en sociologie d’interroger les formes de la (re)présentation publique, les notions de public et d'espace public, et in fine d'en apprendre un peu plus sur les phages entre "public artistique" et "public politique" et "public médiatique" ?

Pour répondre à ces questions il va falloir collecter des matériaux. Pour se faire, nous réaliserons des séquences vidéo des différentes formes de performances auxquelles nous assisterons, et nous les confronterons les unes aux autres. La visée comparative de cette démarche nous permettra non seulement de les décrire de manière différentielle mais également de les organiser et de les ordonner sous une forme typologique. A partir de cet ordonnancement raisonné nous explorerons grâce à des entretiens filmés et des observations in situ, les « scripts » selon lesquels les coopérations des acteurs prennent sens pour eux.

Ainsi, si le thème de la recherche en lui-même nous semble porteur, le choix de l’outil "vidéo numérique" l’est tout autant selon nous, notamment dans la perspective d’une collaboration avec le laboratoire Locus Sonus, et ce pour les raisons que nous nous proposons d’énoncer ici brièvement.

Nous souhaitons tout d’abord rappeler que la sociologie est une discipline empirique au sein de laquelle le processus d’expérimentation tient une place fondamentale ; et que, selon nous, expérimenter ce n’est pas seulement vérifier des hypothèses, cela fait aussi appel à un processus de création et d’imagination. C’est cet esprit de découverte qui nous amène aujourd’hui a vouloir introduire la vidéo numérique dans notre projet. Il nous semble en effet que le camescope numérique, comme le dictaphone à une époque précédente peut être un outil de recueil de données pertinent, qui permet de participer au processus d’intelligibilité du social, et d’ouvrir de nouveaux programmes de recherche.

Nous poursuivrons en disant que dans le cas qui nous intéresse précisément ici, les acteurs étudiés utilisent avant tout le langage des formes, des sons, des couleurs, du mouvement, de l’exposition des corps, etc. Ce langage est un « spectacle » qui casse les cadres habituels des formes du discours social et politique. Nous allons donc observer, à côté de formes discursives, des modes de communication non verbale, c’est-à-dire des gestes, des expressions, des sons, de multiples façons d’occuper l’espace dans les relations interpersonnelles. Il nous semble que l’image est un matériau précieux pour la description et l’analyse de ce qui se fait sans forcément toujours se dire. Voici entre autre pourquoi j’ai choisi de développer une approche microsociologique, inspirée des travaux de Goffman, combinée à l’outil numérique, qui correspond par exemple particulièrement bien à des cadrages serrés, plus adéquats pour l’étude des interactions se déroulant en à face à face au sein d'un espace public.

Nous avons donc tout un travail de réflexion à développer sur la place de l’image numérique dans la production de connaissances en sciences humaines, et plus particulièrement en la sociologie.

Etant consciente que pour réussir mon intégration professionnelle il faut que j’élargisse à la fois le champ de mes compétences et celui de mes réseaux de collaboration, Locus Sonus me paraît être intéressant pour moi à ces deux niveaux. En retour, ma coopération avec le laboratoire Sonus Locus, permettra de faire vivre cet espace, qui comme tout territoire d’expérimentation demande à être investi, nourri et débordé par les initiatives individuelles et collectives qui y prennent place.

Enfin, je conclurai ici en disant que ce partenariat est l’occasion pour Locus Sonus d’offrir la possibilité à une étudiante issue d’une autre discipline que celle de la création artistique de développer et de participer à un projet de recherche artistique. Cette interdisciplinarité sera, je l’espère, le creuset d’une forme d’enrichissement mutuel, qui se cultivera au grès des expérimentations menées en commun.